mardi 4 mars 2014

Le linguiste était presque parfait (Double Negative - David Carkeet)

Un livre policier qui n’en a pas l’air. David Carkeet l’a écrit il y a plus de 30 ans (titre original Double Negative - 1980) et c’est une traduction de 2013 en français qui nous l’offre.
Cela se passe dans un milieu de chercheurs / post ou co-universitaires. L’excentricité de ce type de milieu a été maintes fois utilisée pour servir de cadre à des histoires plus ou moins sordides. Dans ce cas précis, la linguistique et l’étude des comportements et langages de bébés offre une singularité non négligeable et même utile dans la résolution de l’enquête. Le héros, narrateur sans doute doué pour son métier mais qui souffre d’un grand problème de confiance en soi, et qui se croit au-dessus de la mêlée, est dans la veine de ces héros de Bukowsky, en  plus soft.
 Alors que l’on voit les luttes de pouvoir et de domination (pour se positionner comme le mâle désirable par les nouvelles recrues) se dessiner au sein d’un petit groupe de moins d’une dizaine de personnes (les linguistes donc), le meurtre de l’un d’eux surgit. Retrouvé dans le bureau du héros, le crâne rasé. L’intrigue est lancée, l’enquête d’un inspecteur bedonnant et original aussi.
Il est réellement difficile de connaître l’identité du (des ?) meurtriers avant de terminer l’ouvrage même si on en très vite convaincu que l’assassin fait partie du petit groupe. C’est déjà un très bon point. Ce qui est appréciable est qu’il s’agit d’un livre sans violence, avec beaucoup de conversations, de suspicions. Le couple formé par le personnage principal et l’inspecteur est aussi, même si relativement classique, digne d’intérêt. On joue au chat et à la souris, sans pour autant que le narrateur en ait conscience. On voit donc une claire distinction entre le réel présumable et ce que ressent le narrateur, ce qui donne un net intérêt à ce récit. Simple mais pas tant que ça. Je n’ai pas eu envie de lâcher l’ouvrage, plutôt même d’en accélérer la lecture. Une bonne réussite.

14 de Jean Echenoz

C’est avec un peu de retard que j’ai lu ce livre, mais finalement en pleine actualité.
14 de Jean Echenoz vient de la rentrée littéraire de septembre 2012. Il est passé sans trop faire de bruit, comme souvent, mais avec des éloges critiques cependant bien présents. Et à vrai dire ce roman court, à peine plus d’une centaine de pages est un vrai petit bijou. Il s’agit donc du chiffre 14, comme il y a maintenant 100 ans en 1914. Que Echenoz ait anticipé que ses acheteurs soient assez paresseux pour laisser passer un et demi et le lire en 2014 semble peu probable (même si sa présence sur des étales consacrés à la guerre 14 prouverait le contraire).
100 pages sur un évènement d’il y a 100 ans que tout le monde a ressassé, écrit, réécrit. Quel intérêt ? Quel défi purement masochiste ce sujet pouvait-il cacher ?
Et pourtant il s’agit d’un très bon livre, extrêmement efficace. Le style comme souvent est simple d’apparence. Des phrases courtes qui se succèdent. Le ton semble extrêmement neutre. L’auteur se dissocie et fait le constat des évènements que vivent ses personnages. On assiste à des moments poignants, des drames parfois mais sans empathie automatique de l’auteur.
A l’inverse d’un Lars Von Trier au cinéma, pas de manipulation des pleurs. Un lecteur rapide, pressé et sans beaucoup de conscience pourrait même ne pas se rendre compte de l’horreur de ces années décrites. J’apprécie beaucoup cette position distante de l’auteur et c’est ce qui fait sans doute le charme de l’ouvrage. En effet qu’écrire de plus fort au niveau émotionnel que ce qui a déjà été écrit, notamment par Céline ? Pas facile, voir impossible de relever le défi, et sans doute inutile.
Alors que dans 14, Echenoz démontre toute sa maturité et sa maîtrise du récit court non édulcoré.
Pour ceux qui veulent se remettre légèrement dans le bain 14-18 mais sans pathos, je le recommande vivement.

La première pierre de Pierre Jourde

Après la désastreuse expérience de lecture de l’ouvrage précédent, ma soif de style a trouvé de quoi la satisfaire dans la Première pierre de Jourde. J’avais trouvé Pays-Perdu, hommage clinique au pays d’origine de l’auteur qui lui avait pourtant valu une agression des autochtones, transformés à l’occasion en hooligans perdant la raison, génial.
Le livre avait généré l’engouement littéraire il y a une dizaine d’années tant il était dense et profond. Je l’avais compris comme une célébration des derniers paysans, révélant dans la rugosité du climat et des gens, une beauté originelle et naturelle.
 
Ce livre est cependant tombé entre les mains des protagonistes (les paysans du village familial de l’auteur qu’il décrit) qui ne l’ont pas lu de la sorte. Certains “secrets” de polichinelle, ou non, à de rares exceptions étant révélés, les sensibilités exacerbées et l’incompréhension ont fermenté dans certaines têtes du village. Ainsi quand l’auteur et sa famille sont allés passer des vacances dans ces lieux, l’agression se produisit. P. Jourde, s’en est sorti grâce à ses bases de karaté, causant même plus de dégâts physiques chez les agresseurs qu’il n’en subit. S’en suivirent de nombreuses discussions et dépôts de plaintes. Les gendarmes ayant du mal à comprendre au premier abord ce qui s’était passé, ayant devant eux des agresseurs plus amochés physiquement que les victimes, rien n’était clair.
Vint le procès.
Ce livre qu’on peut diviser en deux parties, en plus d’être très bien écrit est un récit très honnête avec la pudeur et la prise de conscience qui sont souvent hélas mis de côté dans ce genre d’ouvrages. L’auteur questionne sa mémoire, ses raisons d’être venu là, sa naïveté ne voyant pas qu’il était sans doute inopportun de venir, comme si un invisible désir lui imposait de se confronter à ce monde, comme s’il ne croyait pas que les agressions et menaces puissent devenir réelles. Tout en s’en doutant profondément, inconsciemment ...
La première partie, la narration des faits. La tension monte, puis l’agression, la panique, la fuite. Le stress est tangible, l’écriture vive. Le ralenti de la scène (perception au ralenti d’évènements très rapides et violents liés à une montée d’adrénaline) est très bien décrit.
La seconde partie, moins dans l’action et plus dans l’analyse et la suite des affaires (procès) nous plonge dans une introspection de l’auteur qui cherche à comprendre, qui revient sur ses origines. Les locataires de son domaine le chassent en lui disant qu’il n’est pas chez lui. Xénophobie et racisme primaire ou peur du changement. Racines filiales perdues, tromperies. Ce microsome qui se heurte à la dureté de la nature qui ne fait pas de cadeau, est une cocotte-minute à idées noires. Les quelques rares occupants du village à n’avoir pas cédé à la folie collective et qui ont relaté les faits tels qui se sont produits, et donc pas à l’avantage des agresseurs, ont été mis de côté par le groupe, exclus. Dans ce lieu reculé la mort sociale est particulièrement cruelle.
Malgré ces tourments et cette agression, on sent chez l’auteur une réelle nostalgie figurée par la dernière transhumance qu’il suit avec des gens de toujours. Le livre se termine sur une note réellement mélancolique, un constat amer sur la disparition d’un monde et d’une illusion personnelle. Beau et sage.