dimanche 3 mai 2009

La mort d’un peuple : les dernières chasses des seigneurs de Béring de Frédéric Tonolli

Un documentaire sur un genre d’eskimos, perdus au bout du monde avec un nom étrange très peu connu, les Tchouktches. Au départ un premier périple au milieu de ces chasseurs de baleine, nous sommes en 1995, c’est la première visite du narrateur, on y découvre un équipage qui dans la lignée de ses ancêtres traque la baleine.
On apprend à connaître ces membres d’équipage, ces harponneurs et leurs enfants. Sans porter de jugement la narration s’avère très intime et on comprend que l’auteur des images nous raconte bien plus qu’une histoire mais une amitié qu’il aura nouée au fil de ses cinq voyages entre 1995 et 2008. Au tout début le titre ne semble pas adéquat, bien entendu les conditions de vie sont très difficiles, la coexistence avec le colonisateur russe pas forcément évidente. On chasse la baleine contre les rigueurs de la mer, le phoque contre celles de l’hiver et de la banquise qui ferme la mer. Ce documentaire ne saisit pas, il fait pénétrer tranquillement, de façon nonchalante, dans le quotidien exotique des personnages.
Et puis au fil des venues, des ans, le paysage change. Alors que la venue d’ouvriers envoyés par le gouvernement russe pour construire une église dont tout le monde se moque, les Tchouktches croyant aux esprits de la mer et de la toundra nous semble comique, on comprend vite qu’il s’agit bel et bien de l’extinction pur et simple d’une culture à laquelle on assiste, opprimée par des mutations lentes de leur environnement qui vont jusqu’à pousser les plus jeunes au suicide. Entre les venues de 2001 et 2005, plusieurs sont morts suicidés de gré ou de force. De braves chasseurs et harponneurs en chef comme Palkovnik ne sont plus là. L’esprit qui animait les valeureux chasseurs n’est plus là, les russes pressent, imposent leur loi, les contraignent à prendre la mer quand les papiers sont en règle, impose le russe comme seule langue essentielle à l’école. Les jeunes Tchouktches en viennent même à ne plus vouloir connaître leur histoire qui finit noyée dans l’alcool.
Les russes ont trouvé la solution, un sombre alcool blanc que les russes, anciens employés du gouvernement que l’on aura oublié après 2000, distillent et vendent aux autochtones, les rendant tout simplement alcooliques et dépressifs, ne parvenant plus à résister à leur environnement des plus difficiles. Une fille de 14 ans se pend, elle vivait avec un russe de 14 ans son aîné. On apprend qu’il distillait l’alcool local et que les parents de la jeune femme en abusait, et ne pouvant pas le payer ont offert leur fille contre des bouteilles gratuites toutes les semaines.
Les bateaux partent, reviennent avec la baleine et pour la première fois, la viande de baleine qui était traditionnellement partagée et offerte à toutes les personnes, sans oublier les plus vieux et impotents est devenue payante. Le coup de l’amitié d’après chasse n’est plus joyeux, la honte se lit sur les lèvres des chasseurs, pourtant comme le constate le narrateur avec une énorme tristesse pas de rébellion. Ce peuple est brimé et disparaît peu à peu. Le titre prends alors toute sa puissance. L’émotion nous emplit, devient insoutenable devant ces durs travailleurs qui ont résisté pendant des siècles aux rigueurs des -60° et autres dangers mais qui ne résistent pas à l’alcool qu’on leur aura fait prendre.
La Russie véritable dealer de ces Tchouktches, pour faire quoi ? ce ne sont pas les 17 derniers soldats qui restent défendre ce coin de territoire sans réel intérêt géopolitique qui sont l’enjeu. Pourquoi ? Hégémonie, volonté de garder un empire perdu coute que coute. Le gouvernement russe penserait-il que ces lopins de terre seraient réellement des clés déstabilisantes. Frédéric y retourne en 2008, on sent qu’il s’agit peut-être d’une dernière fois. Un malaise est palpable, il n’est plus autorisé à monter dans le bateau et à partir avec ses anciens compagnons. Dans les commentaires on sent la voix émue. Les autorités russes ont pu voir les premiers documentaires de l’auteur, montrant des hommes du gouvernement négociant de l’alcool de façon illicite et créant la dépendance financière des chasseurs. Il est devenu indésirable dans ce pays où les rites meurent.
Avant que sa caméra ne s’efface, il offre un piqure de rappel violent au téléspectateur, les touristes arrivent. A 1000$ la journée, on peut s’offrir un voyage chez les derniers chasseurs de Béring. Un spectacle dansant de 20 minutes, une visite dans le musée d’ivoire où personne ou presque ne peut expliquer la culture et la puissance des objets sculptés, et avec un peu de chance le dépeçage d’un morse. On se sent responsable de cette intrusion, comme gêné de voir que ces personnes paient un prix d’or la visite d’une vitrine. Le soleil ce couche, une dernière fois sur ce pays. On espère que les choses ne s’empirent pas, qu’un regain communautaire pour préserver les différences culturelles puisse surgir sans y croire, tout comme l’auteur. C’est un exemple. Comme de nombreuses espèces, les Tchouktches payent au prix fort les folies et l’avidité de nos gouvernants, asservissement par le tourisme, dérèglement climatique qui rendent l’environnement devenus insupportables. Comment oser se regarder dans une glace quand on est en premier lieu responsable ? Nous sommes bien entendu tous responsable. Il est trop facile de dire qu’on ne peut rien à notre niveau. Il ne faut pas, ce serait condamner la liberté, condamner la diversité, condamner la vie. Mais y aura-t-il un jour où les égoïsmes exacerbés s’arrêteront-ils ? où la responsabilité écologique et sociale prendra le dessus ? Des hommes se battent malgré tout comme ce réalisateur. C’est une lueur d’espoir qu’il faut encourager, le service publique est encore-là pour diffuser ces reportages non tapageurs. Espérons que les nabots égocentriques et avides de pouvoir n’asphyxieront pas ces derniers poumons de la liberté.