Journal de 40 -6
Ce week-end je
suis allé dans un magasin de bricolage. C’est peut-être un détail pour vous,
mais pour moi, ça veut dire beaucoup. Ça veut dire qu’il était libre, heureux
d’être là malgré tout. De toute façon qu’est-ce que le bonheur en période de
confinement si n’est une sortie dans un magasin de produits essentiels mais qui
ne le sont pas réellement pour vous. J’avais l’impression de flâner entre les
rayons de joints dont je n’avais aucun besoin, celui des ampoules électriques
dont mon placard est encore plein suite à la péremption proche il y a quelques
années d’un paquet de chèques éco qui m’avait fait acheté tous les formats de
LED inimaginables, celui plus réaliste des pièges pour animaux (c’est quoi
cette boule à picots ?!). Et puis après avoir traversé tous les rayons en
suivant les flèches obligatoires qui vous font tour dire bonjour aux planches
de contre-plaqué, j’arrive à la caisse et c’est là que je vois que cette queue
va bien au-delà du rayon perceuse, qui est pourtant à l’autre bout du hall. Au
moins 20 personnes attendant pour la seule caisse ouverte. Tant de
monde ?! Comme si ce magasin offrait toutes les promesses des réparations
multiples dont notre âme a besoin. Mastic pour boucher les failles. Ampoules
pour éclairer l’obscure période. Tuyauteries pour évacuer les déceptions et
amertumes. Que ça doit être heureux un travailleur de magasin de bricolage.
Car travailler de
la maison, cela revêtait un certain charme quand c’était une permission qui
facilitait certaines choses, qui était rare. On ne se rendait même pas compte
qu’on supportait toute une série de charges normalement liées à l’entreprise,
ni que cet empiètement sur la vie privée avait pour impact néfaste de laisser
en attente, d’augmenter le temps de disponibilité et la plage de monopolisation
pour son activité. Mais quand c’est en continu depuis 8 mois, devrais-je
demander à être payé de mes 350 heures supplémentaires (estimation basse)
? Si au moins le Guinness Book pouvait
reconnaître la performance, 8 mois et plus sans avoir aperçu un collègue, ni
branché un ordinateur dans autre chose qu’une prise électrique de mon foyer. Et
après les prises vont se décrocher du mur à force des pénétrants va-et-vient et
je vais devoir retourner au magasin de bricolage alors que je n’avais pas
anticipé ce point et n’avais pas pris la trentaine de prises de rechange
nécessaires pour supporter les 5 futures années de travail à la maison imposé.
Tout cela
pourrait rendre fou, d’ailleurs pour juger de ma relative lucidité j’ai fait un
test ce matin. J’ai remarqué depuis plusieurs années que mes deux enfants
avaient beaucoup plus tendance à répondre à mes appels citant leurs prénoms
quand ils sont à table que lorsqu’ils jouent dans leur chambre par exemple.
J’ai cherché une raison des plus logiques à cela et j’ai cru avoir trouvé en
lavant certains bols à la main hier soir. Comme toute famille qui se respecte
nous avons des bols à bords bleus avec des prénoms inscrits à l’extérieur. Ne
serait-ce donc pas parce que mes enfants peuvent se remémorer leurs prénoms en
les lisant qu’ils me répondent sans jamais se tromper quand ils mangent leurs
bols du matin ou leur soupe du soir. Me voici donc cynique et démoniaque à
faire un test. Inverser le bol de ma fille avec celui de mon fils. Nous leur
avons choisi deux prénoms différents, clairvoyants que nous fûmes et bien plus
pratique pour l’expérience. Ils s’installent, ne remarquent rien, je jubile,
aurais-je trouvé l’explication ? N’oublieraient-ils pas leurs prénoms
constamment ? J’attends encore quelques secondes, puis devant l’apathie
généralisée j’interpelle mon fils par son prénom lui ordonnant de manger son
yaourt (servi dans son bol, mais ce matin celui de sa sœur avec donc non son
prénom mais celui de sa voisine du matin), aucune réaction, ahah, je le savais.
Et puis au bout de quelques secondes retentit faiblement, un « oui papa
… », zut ce n’est donc pas cela. Car ma fille voyant ce prénom appelé
inscrit sur son bol aurait dû répondre si elle n’avait su lequel était le sien.
La bonne nouvelle c’est qu’ils ont un peu de mémoire, mais savent-ils lire
finalement ?